En prenant ces pélicans en photo ce matin, en bord de mer, à Lima, je me remémorais
un passage de «Les veines ouvertes de l ’Amérique Latine » d ’Eduardo Galeano, le voici :
" La population européenne grandissait à un rythme
vertigineux et il était impossible d’insuffler une nouvelle vie aux
sols fatigués pour augmenter dans la même proportion la production
alimentaire. Les laboratoires britanniques révélèrent les propriétés fertilisantes
du guano péruvien et à partir de 1840, son exportation massive commença.
Pélicans et mouettes, nourris par les fabuleux bancs de poisson des courants
qui lèchent les rivages, avaient accumulés sur les iles et les ilots, depuis
des temps immémoriaux, de grandes montagnes d’ excréments riches
en azote, en ammoniaque, en phosphates et en sels alcalins. Le guano se
conservait sans altération sur les cotes du Pérou où il ne pleut jamais. Peu
après le lancement international du guano, la chimie agricole découvrit que les
propriétés nutritives du salpètre étaient supérieures et, en 1850, son emploi
comme engrais était très répandu dans les campagnes européennes. Le spectre de
la faim s’éloigna
de l’Europe.
L ’oligarchie de Lima, fière et présomptueuse comme nulle
autre, continuait de s’enrichir à pleines mains et d’accumuler
les symboles de son pouvoir dans les palais et les mausolées de marbre de
Carrare que la capitale érigeait au milieu des déserts de sable. Le pays se
sentit riche, l’Etat
utilisa son crédit sans mesure. Il vécut dans le gaspillage, hypothéquant son
avenir au profit de la finance anglaise. Les réserves de Guano servaient de
garantie aux emprunts britanniques et l’Europe jouait avec
les prix, la cupidité des exportateurs faisait des ravages, ce que la nature
avait accumulé dans les iles au long de millénaires fut bradé en quelques
années.
…
Le guano resta l'engrais idéal de l’agriculture du Pérou
jusqu’à ce que, en 1960, le succès de la
farine de poisson eut anéanti mouettes et pélicans. Les pêcheries,
nord-américaine pour la plupart, épuisèrent rapidement les bancs d’anchois
du littoral pour alimenter avec la farine qu’elles en tiraient
les porcs et les volailles d’Europe et des Etats-Unis. Les oiseaux
guaniers furent contraints pour survivre de suivre les pêcheurs de
plus en plus loin, en haute mer. Epuisés, ils tombaient á l’eau
au retour et se noyaient. D’autres ne quittaient plus la terre
et, en 1962/63, on put voir des vols de pélicans chercher leur nourriture dans
l’avenue
principale de Lima. Lorsqu’ils ne pouvaient plus repartir, les oiseaux mourraient dans les rues.
Extrait de «Les veines ouvertes de l’Amérique Latine »
Eduardo Galeano.